top of page
Rechercher
  • lesforgesdemontreal

Le feu d'un homme de fer

Le Devoir | 31 août 2019 | Cinéma


« La forge est ce qui a fait sortir l’homme de l’âge de pierre », répète avec aplomb le forgeron Mathieu Collette, un colosse qui a hérité du savoir-faire et de la parole animée de ses devanciers aux mains burinées par le travail du métal. Cet âge de pierre, nous y retournons d’une certaine façon, plaide-t-il, ne serait-ce qu’en nous noyant collectivement dans la consommation. « Nous sommes à produire une société sans âme, en manque de repères. Que vaut une société sans littérature, sans poésie, qui se moque du patrimoine comme de la culture ? » Caméra à l’épaule, Olivier Asselin s’est penché sur sa vie pendant quatre ans.

À l’église Notre-Dame, un des lieux les plus visités de Montréal, c’est Mathieu Collette qui a refait les immenses grilles devant les portes de bois ainsi que les lampadaires. Juste à côté, au séminaire Saint-Sulpice, le plus vieux bâtiment de l’île, c’est lui aussi qui a refait les ancrages des fenêtres. Lui encore qui a forgé le fer de l’arche qui se trouve à l’entrée du musée du Château Ramezay. Mathieu Collette travaille depuis des années pour des milliardaires comme pour des gens sans le sou, tous unis par leur capacité à apprécier son savoir-faire.


« On ne sait plus aujourd’hui apprécier la beauté d’un objet. La beauté est devenue sans âme : on fait des choses qui se veulent belles, mais qui ne vivent pas, parce qu’elles sont dépourvues de sens. Tant qu’on va continuer à acheter du n’importe quoi, il va se trouver des gens pour nous en vendre. »


Plusieurs biens patrimoniaux demandent à être entretenus grâce à des savoir-faire anciens. Comment faire pour que ces métiers ne tombent pas dans l’oubli ? « Si tu veux sauver les métiers traditionnels, commence par sauver la forge ! C’est le forgeron qui fabrique tous les outils pour les autres corps de métier. C’est grâce à lui si la pierre, le bois et la terre ont pu être travaillés. »

Des apprentis se pressent pour l’écouter, de même que des enfants à qui, doucement, il apprend à tenir un marteau, à évaluer le son du métal sur l’enclume, à comprendre comment on peut plier la matière à sa volonté. « On apprend plus physiquement dans une forge que devant un iPad… »


Un centre d’interprétation et une école


Depuis quinze ans, Mathieu Collette est chauffé à bloc par son projet de construire un centre d’interprétation qui se situerait dans le prolongement des activités récréotouristiques du Vieux-Montréal. Il voudrait y présenter, entre autres choses, toutes les familles d’outils pour les différents corps de métier. Mais plutôt que de soulever l’enthousiasme des différents ordres de gouvernement, son projet a sans cesse été l’objet de tracasseries administratives par des autorités qui ont eu plus à cœur de monnayer les terrains où il est installé que de redonner aux citoyens, par son entremise, la connaissance des savoirs de leurs devanciers.

« Ce que montre aussi Fondations, explique le cinéaste Olivier Asselin en entrevue, c’est que ce projet d’un homme de sauver un bâtiment ancien de Montréal grâce à la forge est devenu petit à petit un projet collectif pour un quartier où on a à cœur de donner un élan différent. »


Le feu au cœur de la ville


Le bâtiment patrimonial abandonné auquel la Forge de Montréal a redonné vie appartient à la Ville, mais est construit sur un terrain fédéral. Depuis quelques années, Mathieu Collette est sans cesse menacé d’éviction, malgré un bail dont il affirme avoir respecté l’esprit. Veut-on le faire partir parce que, de cet espace convoité, on veut faire, comme ce fut le cas à Griffintown, un autre « beau parc à condos laids », comme le craint Mathieu Collette ?


Les Forges de Montréal sont installées dans une de ces stations de pompage qui tentaient, au XIXe siècle, de préserver la ville de la crue des eaux du fleuve. Celle-ci est située dans le Vieux-Port, près de l’ancien silo numéro 5. Quand il l’a reprise des mains de la Ville, elle était dans un plus triste état encore que celle qui se meurt au pied du pont Jacques-Cartier, avec sa grande cheminée tendue vers le ciel comme une bouche ouverte.


« Moi, lorsque je vais mourir, mon patrimoine va mourir avec moi, dit Mathieu Collette. Il faut que ce soit retransmis par l’oralité et par le geste. Il faut un endroit pour préserver le patrimoine immatériel. Ça prend un endroit pour pratiquer, pour retransmettre. »


Son projet de forge a débuté sous la gouverne du maire Bourque. Sous l’administration Tremblay, observe-t-il, tout tombe vite du côté du néant. « Le maire Coderre arrive. Il fait une conférence de presse en disant qu’il veut que Montréal soit une ville du patrimoine, de la culture et des arts. J’étais là. Je suis allé lui serrer la main. Je lui ai remis une pièce en fer forgé. » Le maire lui recommande de parler à la responsable des dossiers culturels, Manon Gauthier. Jamais il n’a eu un simple accusé de réception pour son projet, dit-il. Aujourd’hui, il croit avoir enfin trouvé, dans l’administration de Valérie Plante, des gens sensibles à l’importance d’assurer la transmission et la préservation des savoirs dont il est le détenteur. À l’occasion de la sortie du film, la Ville de Montréal a annoncé qu’elle modifiait le bail des Forges, ce qui lève une partie des menaces qui pesaient sur la suite de ce projet. Y aura-t-il désormais une entendre avec le gouvernement fédéral, propriétaire du terrain? «Entre le fédéral et la Ville, on se parle désormais pour trouver une issue à ce dossier », confirme le cinéaste Olivier Asselin.


Un rempart


Mathieu Collette a médité son métier autant que ses pensées. Il voit dans la forge un rempart contre l’esprit qui conduit à la destruction en série de bâtiments envisagés à l’ère de l’éphémère. Il peste contre l’obsolescence programmée de tous les objets consommés par notre société. « L’écoresponsabilité, c’est de voir à fabriquer quelque chose de durable. Aujourd’hui, on achète et on jette. Combien de bateaux nous apportent des outils voués à être jetés ? Il faut redécouvrir et préserver le monde qu’on habite. » Il s’est fait répéter, par un fonctionnaire, qu’il fallait être d’un monde qui « évolue ». « Mais ça veut dire quoi, on évolue ? Ça veux-tu dire que les poètes, les écrivains, notre histoire, parce qu’on évolue, on met ça de côté ? »


Ce forgeron d’exception a fait de son métier une allégorie de la vie. Il fait ainsi remarquer que le fer très pur, obtenu par le procédé Bessemer, celui avec lequel on fabrique par exemple les outils chirurgicaux, a les qualités de sa totale pureté. Mais il observe qu’il n’est pas stable. Laissé à lui-même dans la nature, il se délamine et tombe en poussière, pour retourner à son état premier. Le fer impur, celui des vieux outils, conserve au contraire, malgré le passage du temps, ses formes et ses propriétés. « C’est bien de se mélanger », en conclut le forgeron.

Peut-on se permettre, en tant que société, de perdre ce patrimoine et de ne plus savoir comment faire des objets ? Pour Pierre Wilson, directeur du Musée des maîtres et artisans du Québec, si nous étions une société intelligente, nous déclarerions les rares personnes comme Mathieu Collette « trésors nationaux » et nous leur demanderions de continuer ce qu’elles font.


Au nombre des témoignages contenus dans ce film d’Olivier Asselin, on entend Dinu Bumbaru, directeur des politiques à Héritage Montréal : « On a écrit à la Ville pour dire : écoutez, réveillez-vous ! »



Ce film a gagné le prix du meilleur long métrage documentaire au Fine Arts Film Festival de Los Angeles. « Le monde dont nous profitons s’est élevé, dit Mathieu Collette, à l’impulsion des forgerons. La grandeur des villes, des villages, des cathédrales dépendait des forgerons. Nous serions idiots de nous priver des apports de ce métier et de ces enseignements à l’heure où notre environnement est menacé. »


1 vue0 commentaire
bottom of page